Pourquoi un livre sur Kelly Slater ?

Gibus de Soultrait: Parce qu’il le mérite, non ! Il y a déjà eu deux livres faits sur Slater : Pipe Dreams et For The Love, mais ils ont été faits par Kelly lui-même, avec l’aide de journalistes, Jason Borte pour l’un, Phil Jarratt, pour l’autre. Mais à un moment, chacun son métier. Celui de Slater est dans les vagues. Le nôtre, journalistes, est de transmettre tout en gardant une distance la plus objective. Grâce à Surf Session je connais bien la carrière de Slater et un peu l’individu. Fort de ses 11 titres, c’était motivant de tenter un livre, mais c’était un challenge délicat. Ce n’est pas n’importe qui. Il faut veiller à être à la hauteur. Il est vigilant sur ce qu’on peut dire ou écrire sur lui, c’est sans doute pour cela qu’il préfère se raconter lui-même, du reste. Outre ses deux livres, Slater est, quand le courant passe avec son interlocuteur, quelqu’un d’assez loquace. Il n’y a qu’à l’entendre dans les interviews après ses séries, il a toujours plein de trucs à dire. Et également quand il s’associe au micro des commentateurs des compétitions, c’est toujours plein de détails, d’anecdotes, d’émotions. Kelly Slater a un propos, une parole très riche, éloquente. Il n’est pas avare d’échanges d’avis sur Twitter.

Je le suis professionnellement depuis qu’il a 18 ans. J’ai eu l’occasion de faire quelques longues interviews avec lui, comme aussi d’autres journalistes de Surf Session. Aujourd’hui, je me plais à l’écouter ou à le lire un peu partout. Au final, il n’y a peu à dire de plus que ce qu’il exprime bien déjà lui-même. Pour autant, faire un livre sur quelqu’un, c’est vouloir le présenter, le révéler comme on ne le connaît pas forcément. Pour cela, la photographie est un magnifique media. Slater est très photographié, mais pour ce livre j’ai choisi deux photographes, l’Australien Peter “Joli” Wilson et le Français Bernard Testemale. Ils le connaissent bien et Slater les apprécie et les respecte. L’un et l’autre collaborent à Surf Session et ils ont une approche photographique différente, avec chacun un joli stock d’images sur Slater. Wilson suit Kelly sur le circuit ASP depuis ses débuts et était encore là lors de sa dernière victoire à Fidji, en juin. Testemale travaille entre autres pour Quiksilver depuis de nombreuses années et à ce titre, il suit Kelly de près, en France et sur des surftrips.

Le principe de construction du livre était vite vu et simple : deux parties égales, une pour chaque photographe, marquant ainsi la singularité et le contraste de chacun dans leur démarche photographique. A cela, j’ai ajouté des propos de Kelly tirés de ses deux livres comme d’autres interviews (Surf Session, L’Equipe, CNN, ASP, Surfer mag…) ou même de Twitter. Le plus dur (mais pas le plus déplaisant) fut la sélection et l’assemblage de tout cela. Un tri photos parmi plusieurs milliers d’images, des phrases à chercher un peu partout, puis construire à chaque fois des pages qui fassent sens, tout en étant esthétiquement fortes. Que soit pour les actions en surf ou pour les portraits, Wilson et Testemale ont des trésors d’images dans leurs photos, tant par le cadrage, le moment saisi, les couleurs… Au final, ce n’est pas un livre linéaire sur Kelly, mais comme une composition autour de ce surfeur et sportif exceptionnel, à laquelle j’ai ajouté des textes contextualisant ces photos et les étapes de la carrière de Slater. Et pour conclure, le tableau de toutes les victoires et autres chiffres…

Et alors qu’est-ce que ce livre révèle de Kelly Slater ?

Tant par les portraits, aussi bien joyeux que mélancoliques, que par ses propos extraits, on découvre que Slater est très humain et que son surf est royal. Avec 11 titres, 45 victoires CT, plus de 20 ans de carrière sportive toujours au plus haut niveau, on se pourrait se dire que ce type est surtout animé par une voracité compétitive hors du commun. Mais on se trompe. Bien sûr, il a la gagne dans le sang. Mais à 40 ans avec tout ce qu’il a remporté, ce n’est pas seulement cela qui le maintient là où il est.

Dans la carrière de Slater, il y a deux périodes bien distinctes : celle des années 1990, celle de ses 6 premiers titres où effectivement il est là pour gagner, où dans sa tête c’est ainsi qu’il avance et se construit. Mais à la longue, il en a senti l’impasse. Il y a eu aussi dans cette période un manque de constance de la part de ses rivaux. Je me souviens d’une interview en 1996, après sa victoire du Quiksilver Biarritz Surf Masters, où il me dit : “Ce n’est pas moi qui suis meilleur, ce sont les autres qui ne se donnent pas les moyens de me battre.” Néanmoins, il est alors le meilleur, tant par l’ascendant mental qu’il sait prendre sur ses adversaires quand il le décide, que par son surf, pas aussi inventif qu’aujourd’hui, mais très précis. Du coup il colle aux critères des juges. Mais cette période de succès reflète aussi un enfermement sur lui-même qui, forcément, a ses failles par ailleurs.

Une des forces de Slater est qu’il s’observe beaucoup, tout en étant quelqu’un de curieux. Comme tout le monde, il apprend à se connaître, fait son apprentissage de lui-même au fil de l’âge. Cependant là où il est un peu un ovni parmi la plupart des surfeurs assez monotypes, c’est qu’il va chercher à vivre des expériences ailleurs, va se confronter à d’autres choses, d’autres gens et s’interroge. Même si c’était une idée de son manager, il commence sa carrière en allant jouer la comédie sur les plateaux d’Hollywood. Plutôt risqué quand on veut être un champion sportif, car à jouer sur les deux tableaux, on se casse souvent la gueule au final. Du reste il y laisse des plumes au départ de sa carrière, notamment dans son intégration dans le monde du surf qui lui a reconnu son statut de grand surfeur prometteur après son premier titre et sa victoire à Pipeline en 1992, mais qui n’a pas aimé alors se retrouver roulé dans la farine de Baywatch (Alerte à Malibu) par celui-là même qui le représente. Cela n’a pas été évident à vivre pour Slater à 20 ans. Il en a pris pour son grade. Mais il a réagi. Courant 1993, il coupe court à son contrat avec Hollywood et revient à fond dans le surf pour dire à ses pairs qu’il est surfeur et bien des leurs. Et à partir de 1994, il enquille cinq autres titres. Néanmoins cette expérience de Baywatch a été, je pense, importante dans la personnalité de Slater, à partir du moment où il a su la digérer, la dépasser. Déjà, même s’il ne s’y est pas découvert des talents de comédien, on voit bien que Kelly a un certain sens du spectacle, qu’il maîtrise son jeu de scène en compétition. Mais surtout elle lui a appris qu’on pouvait sortir des sentiers battus tout en pouvant toucher ce qu’on vise. Que c’était même une devise pour y arriver. Slater a un esprit ouvert et c’est comme cela qu’il se renouvelle et maintient son niveau, son appétit de surfer.

Justement, après 6 titres mondiaux, il quitte le circuit. Mais qu’est-ce qui le fait revenir ?

Quand il quitte le circuit ASP à la fin de 1998, il ne sait pas lui-même si c’est définitif ou provisoire. Mais il sait qu’il a besoin d’aller goûter ailleurs un peu d’air frais, de liberté pour enrichir son surf (qu’il veut toujours plus performant par passion du surf) et pour se chercher lui-même. S’il revient sur le circuit en 2002, c’est qu’il sent qu’il a plein de potentiel en lui et aussi il est émoustillé par une génération de surfeurs décomplexés, compétitifs et créatifs, qui renouvellent le surf pro : les Irons, Burrow, Fanning, Parkinson, Hobgood. Mais lors de ce retour, il réalise qu’ils sont comme lui quand il avait 20 ans : des compétiteurs voraces, notamment Andy Irons. Dans sa rivalité avec Irons, Slater croit tenir les ficelles en jouant de son expérience des années 1990, mais en fait il se piège lui-même en redevenant le compétiteur égocentrique et enfermé qu’il était alors, en ayant cette fois en face de lui un rival accrocheur et d’un talent fantastique. Le gagneur qu’est Slater se laisse déboussoler et perd. Le moment tragique est cette finale du Pipeline Masters en 2003. Une finale à 4, mais où Andy et Kelly jouent le titre. Juste avant de rentrer dans l’eau, Kelly va dire bonne chance à Andy, un geste qui relève du fair-play comme de la perversité tactique. Pour autant il ne va pas confronter son adversaire au line-up. Les vagues ne sont pas top, il se décale tout seul sur Ehukai dans une stratégie un peu perdue d’avance, car les bouts de tube sont malgré tout sur Backdoor, là où Irons engrange les points et la victoire. Kelly perd le titre sur un fil et se prend un grosse claque personnelle. Il a en face de lui plus gagneur et aussi talentueux. Il ne peut plus gagner comme avant.

Comment Slater rebondit-il pour accumuler à nouveau les titres mondiaux ?

Ce qui est intéressant, c’est tout ce qui va se passer à partir de ce moment-là, cette seconde période de Slater. Plus d’un champion aurait sans doute jeté l’éponge, ou se serait obstiné dans la même rage de vaincre, combat perdu vu la vaillance de l’adversité et toute l’énergie dépensée précédemment. C’est toujours très dur de se relever d’avoir terminé second mondial en ayant tout donné. Sur l’année 2003, Kelly perd le titre avec 4 victoires dans la saison, en 1998 il l’avait gagné (de justesse certes) avec une seule victoire. Fin 2003 il va sur ses 32 ans, un âge habituel de fin de carrière. A sa façon il est à la croisée des chemins et c’est sa capacité à s’analyser, vie faisant, et sa passion inoxydable à surfer qui le font rejaillir. L’année suivante, il lâche prise mais n’abandonne pas le circuit d’autant qu’avec le Dream Tour et des saisons offrant souvent de belles vagues à chaque compétition, il s’y éclate à surfer. Il garde le plaisir de surfer et s’appuie même dessus, tout comme sur le plaisir de savourer son entourage, d’y être attentionné. Et il a ce moment révélateur de son renouvellement en 2005, quand il gagne à Teahupoo en réalisant le score historique de 20/20. Là ce n’est plus le gagneur qui gagne mais le surfeur, en pleine phase avec son élément, qui touche le Graal.

Tout cela je ne l’invente pas, il le dit lui-même. Juste après Teahupoo cette année-là, il y a eu la compétition à Fidji, et Guillaume Dufau y était pour Surf Session. Il a eu un interview étonnante et émouvante de Slater qui, en confiance, s’épanche sur toute cette transformation qu’il ressent en lui-même, son plaisir de surfer, son besoin d’empathie, cette nécessité de phasage entre sa vie de compétiteur et sa vie tout court. Il explique comment il est désormais dans le rythme de ce qui lui arrive, pas comme en 2003, et il comprend peu à peu pourquoi. Pas que de la chance ou de la pugnacité, mais aussi le feeling du cours des choses. Le lendemain de l’interview, il gagne la compétition de Fidji et est parti pour enfin remporter son septième titre en 2005. Un titre salvateur qu’il a donc plus gagné sur (avec) lui-même que contre Andy Irons.

A partir de là, la machine Slater est relancée, sur un autre rythme, non plus dans une quête de titres, mais avec des titres qui s’enchaînent à son plaisir de surfer. C’est pour cela qu’après chaque nouveau titre acquis il ne dit jamais vraiment rien du prochain, même pour le 10ème . Et comme dans sa rivalité avec Andy, il a rehaussé son surf, son potentiel technique ne fait que se déployer, se sublimer. Voilà comment Kelly, avec par ailleurs un corps naturellement très souple et une vraie hygiène de vie, continue de décrocher un 11ème titre en 2011 et récemment une 45ème victoire CT à 40 ans, devant Medina, de 22 ans son cadet, à Cloudbreak, pas la vague la moins violente pour un corps de cet âge. En ce sens, Slater est un sportif exceptionnel que le sport en général doit considérer comme unique. On compare Slater à d’autres grands sportifs en terme de titres, de victoires, de performances mais en terme de longévité et de leadership dans l’avancée de son sport, un sport à risque qui plus est, il est à mes yeux au-dessus de tous. Il crée une référence exceptionnelle dans le sport.

(Maintenant dans le débat d’experts, il faut noter qu’entre 2002 et 2006, période où la rivalité sportive entre Slater et Irons a été la plus intense, notamment par le niveau de surf déployé par chacun de deux surfeurs, c’est Irons qui gagne sur tous les tableaux : 3 titres mondiaux pour Andy, 2 pour Kelly, 15 victoires CT pour Irons, 10 pour Kelly et par ailleurs sur les 12 man-on-man où ils se confrontés l’un contre l’autre, Irons en gagne 7 et Slater 5. Mais après 2006, ce fut au tour d’Andy Irons de ressentir peu à peu une lassitude du circuit et aussi du surf, ce qui lui fut plus dommageable…)

En quoi le surf de Slater, comme il dit lui-même, est-il meilleur aujourd’hui que quand il était plus jeune ?

Dans le livre pour des raisons d’accessibilité aux images et d’homogénéité entre les photos, les plupart des photos d’action se situent dans les années 2000 et récemment. Ce serait un autre sujet de livre sur Slater que de comparer, sur des figures et des spots, son surf d’hier et celui d’aujourd’hui. Entre les deux périodes, Kelly n’a pas changé de style. La base de son style est dans le film Black&White, ce film tourné quand il avait 18 ans. Tout y est, son bottom-turn, ses bras déployés, ses airs et bien sûr son fameux snap-back qu’avec ses planches courtes d’aujourd’hui il place à vertical parfois. Ce qui a changé, c’est que dans les années 1990 il avait un surf précis mais assez attendu dès lors qu’on le connaissait. Aujourd’hui il est totalement inventif à chaque vague. Et si les bases de son surf restent les mêmes, son bagage technique est une unique après tant d’années de surf partout dans le monde, dans toutes les conditions et tailles de vagues, et cela au plus haut niveau mondial. Un bagage technique mais aussi proprioceptif qui lui donne une capacité mémorielle, dans sa gestuelle, incommensurable. C’est cela qui lui permet de se rétablir de situation où n’importe qui d’autres, même parmi le top 5, tomberait. Je pense par exemple à une photo du livre où on le voit à Teahupoo se faire quasi-fracasser par la lèvre au bottom-turn. Impossible en voyant la photo de ne pas croire qu’il tombe. Pourtant il se rétablit en se calant dans le tube et sort une vague à près de 10 points. Mais en plus de se rétablir de ces situations incroyables ce qui le met en confiance pour être audacieux, il sort des manœuvres de nulle part. Comme ce tube dans le foamball à Padang Padang lors du Search 2008, ou encore cette boucle dans du 2,50 m à Huntington lors de l’US Open de 2009 je crois. On peut en citer bien d’autres, notamment ses airs 360 qu’il place en compétition, histoire d’assommer son adversaire, mais aussi de se faire plaisir à voler et d’assurer le spectacle. En ce sens, Slater est généreux dans son surf, il donne tout. Du reste en série il prend souvent plein de vagues, il ne compte pas vraiment, même s’il est tactique.

Qu’est-ce qui définirait le style de Slater ?

Kelly n’a pas un style esthétique au sens d’un Curren ou d’un Irons. Mais c’est le surfeur le moins stéréotypé que je connaisse même si sa gestuelle est reconnaissable. Dans ce même interview à Guillaume Dufau en 2005, il dit : “Non, ton surf ne change jamais vraiment, techniquement je veux dire. C’est ton approche du surf qui évolue, que se transforme, la façon dont tu l’intellectualises. Si tu surfes avec un esprit ouvert, tu vas être attiré par d’autres aspects, tu vas aborder les vagues avec des angles différents, des enchaînements issus de ton imagination. Il n’y a alors plus de limites, tout est possible. Je ne parle pas d’improviser sur la vague, mais d’être en état d’improvisation permanent.”
C’est totalement une approche d’artiste dans l’expression créative de son art. Slater devient à chaque compétition comme Picasso faisant un énième tableau. Il ne faut pas avoir peur de la comparaison. Picasso n’a cessé de peindre jusqu’à la fin de sa vie, par passion, par allégresse. Peut-être même qu’il en a laissé le public, mais ce qu’il réalisait ne restait pas moins génial dans le geste de peindre. Il y a de cela chez Slater et c’est cela, bien plus que ses 11 titres, qui est finalement fabuleux. Chaque compétition devient un peu comme un nouveau tableau qu’il offre au monde. Là encore c’est lui qui le dit, il ne se voit pas gagner sans “panache”, en français dans le texte. C’est bien la preuve de l’amplitude et de la générosité de son surf. En tous les cas, c’est un aspect qui m’a stimulé à faire ce livre qui inclut quelques photos d’action où il est totalement royal, à Backdoor, à Cloudbreak, à l’exemple de cette célèbre phrase de London à Hawaii en 1907 : “Un sport roi pour les rois naturels de la terre.” Il vient de Floride, mais Slater a un style royal. Il règne sur la vague par sa capacité à la faire régner dans son surf.

A propos de l'auteur :

Surf Prevention est le site sur le Surf, la Sécurité, la Santé et l'Environnement.

 

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2 Commentaires

  1. rd dit :

    Article très intéressant, l'approche humaine de KS est essentielle. Je suis d'accord avec Gibus pour dire que KS est un sportif à nulle autre pareille. Il est hallucinant, respire l'intelligence, dégage quelque chose de très spécial. j'ai eu la chance de partager une session avec lui en 2005 et c'est un de mes plus beaux souvenir de surf. pas tant de le voir déchirer le spot, mais plutôt par son attitude très respectueuse (ila attendu que tout le monde ait pris une vague au pic pour monter, chose rare chez les pros) et a été plus que poli, loquace, souriant… Je me suis dit que c'était ça la marque des grands champions, une sorte de hauteur naturelle dégagée de la condescendance qu'on retrouvera chez pas mal de surfers pros beaucoup moins doués que lui… Ce type est vraiment fascinant, un excellent sujet de bouquin.

  2. dd dit :

    KS est un bon sujet de bouquin surtout quand on a pour ambition d'en vendre beaucoup …. argent argent quand tu nous tiens …..

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