« Le surf féminin est en train de changer. Il faut s’y faire. » Cette citation est de la surfeuse Laura Enever dans le film de Nike 6.0 « Leave a Message » mais elle ne nous indique pas si ce changement se fait pour le meilleur ou pour le pire…
Il y a quelques jours, je lisais sur Slate.fr un article intitulé « Sport : comment les femmes ont perdu la partie. » J’ai d’abord eu du mal à adhérer aux théories de Yannick Cochennec qui explique dans son article que la sexualisation à outrance et la glorification de la beauté desservent le sport féminin. Pour ce journaliste sportif, des surfeuses comme Stephanie Gilmore ou Alana Blanchard seraient victimes du syndrome Anna Kournikova qui ferait qu’on les regarde plus pour leur plastique que pour leurs performances ; la sportive ne serait plus qu’un objet de désir pour la gent masculine. La championne de longboard Cori Schumacher va encore plus loin dans un article controversé du Guardian sur la menace des stéréotypes dans le surf en supputant que les surfeuses du top 17 féminin de l’ASP world tour ne seraient peut-être pas tout-à-fait les mêmes si les marques sponsorisaient vraiment les meilleures surfeuses plutôt que celles dont le talent est accessoire à côté de leur physique.
Après avoir vu le film « Leave a message », je comprends mieux ce qu’ils ont voulu dire…
Analysons d’abord ce film dont la sortie a été présentée comme un événement majeur sur la planète surf. Mais ne vous y trompez pas : Nike a de gros budgets publicitaires et avait « acheté » au préalable sa campagne promotionnelle dans la plupart des médias du surf. Car si l’on devait faire une critique de ce court-métrage un tant soit peu objective, les conclusions seraient beaucoup moins dithyrambiques que le concert de louanges qu’on a pu lire ici et là. Le film n’est pas à la hauteur de ce que laissait espérer la bande-annonce.
Pour ne pas jouer les rabat-joie, commençons par les côtés positifs. « Leave a message » est un film de surf exclusivement consacré à des surfeuses. C’est suffisamment rare pour être souligné. Le film est en téléchargement gratuit sur Internet, comme devraient l’être tous les films de surf (l’ère du DVD semble révolue). Vous pouvez regarder le film en version intégrale en bas de l’article.
« Leave a message » est presque exclusivement axé sur deux aspects du surf féminin : la performance et le glamour. Quand une surfeuse est plus performante sur sa planche qu’elle n’est agréable à regarder, on vous la montre surtout en train de surfer. Quand le surfeuse a un niveau en surf inférieur, sa partie comprend généralement plus de séquences en bikini ou autres maillots affriolants : l’exemple de Monyca Byrne-Wickey est particulièrement démonstratif.
Le côté sensationnel du film repose sur le fait que les surfeuses sont maintenant capables de surfer comme des mecs, et même mieux qu’eux. Le hic est qu’au lieu de développer leur propre style avec leur grâce naturelle, les surfeuses essayent de se fondre dans le moule du surf masculin, où la radicalité est le maître-mot. Pour Nike, seule la figure compte, comme sur leurs compétitions Cash for Tricks. On ne voit pas une seule vague filmée du début à la fin : il ne s’agit que d’une compilation des manœuvres les plus radicales des surfeuses. Le montage très saccadé est d’ailleurs assez fatigant à regarder.
On peut néanmoins entrevoir le très haut niveau de ces surfeuses. La numéro un reste incontestablement Carissa Moore, dont le surf n’est pas sans rappeler celui de Jordy Smith, puissant et spectaculaire. Coco Ho est une très bonne surfeuse polyvalente. Laura Enever est une surfeuse plus légère mais qui n’hésite pas à s’engager dans des gros tubes. Les jeunes Malia Manuel et Lakey Peterson ont un surf très (trop ?) aérien et pas toujours très esthétique à regarder.
Ce film de surf avec des filles a été réalisé par des hommes (Jason Kenworthy et Aaron Lieber) pour des hommes, et ça se voit. Certaines scènes sont d’un machisme douteux et immature comme la scène des combats organisés dans le sable ou du type déguisé en gorille qui essaye de faire peur aux surfeuses en interview. La scène du pick-up qui asperge de boue Carissa Moore et Lakey Peterson est plutôt humiliante et peu respectueuse de la femme. J’imagine bien le blaireau qui a imaginé cette séquence : « alors vous allez vous mettre sur le bas-côté et on va vous éclabousser avec notre 4×4 ! » Pathétique.
Comme le faisait remarquer un internaute sur un blog américain, Nike montre qu’ils n’ont pas saisi l’esprit du surf en général, et du surf féminin en particulier. Ils ont peut-être quelques-unes des toutes meilleures surfeuses dans leur team mais ils n’ont pas su les mettre en valeur. Pendant les 23 minutes de film, on n’entend pas une seule des six filles prendre la parole (il faut attendre les toutes dernières secondes pour entendre Lakey Peterson prononcer quelques mots…) « Sois belle, ou surfe, et tais-toi » en quelque sorte.
Vous l’avez compris, ce film ne restera pas dans les annales et il n’a quasiment aucune chance d’obtenir une distinction dans un Festival du Film de surf car il n’y a pas la moindre histoire, aucun itinéraire ni fil conducteur dans le scénario. Bref, en dehors de quelques minutes de surf radical et de quelques images sexy, c’est le vide intersidéral.
Puisqu’il faut laisser un message comme le suggère le film, j’aurais envie de dire aux responsables de cette marque : respectez les surfeuses et essayez de les mettre mieux en valeur avec leur personnalité et leur féminité.
Ces surfeuses n’ont pas l’air malheureuses du tout : elles surfent, font le tour du monde et sont très bien payées. Mais en participant à ce genre de film, font-elles avancer la cause du surf féminin pour laquelle leurs aînées se sont battues ? Je ne le pense pas. Elles devraient plutôt se battre pour obtenir des primes comparables à celles des surfeurs en compétition (les surfeuses gagnent toujours 4 fois moins que les hommes) et pour surfer dans de meilleures conditions pendant leurs séries.
Dans les semaines à venir, Surf Prévention se concentrera sur le surf féminin et nous essayerons d’en savoir plus sur cette génération de surfeuses talentueuses en les faisant parler sur des sujets qui leur tiennent à cœur en rapport avec le surf, la santé et l’environnement.
Références : http://www.slate.fr/story/37173/sport-femmes-image
http://www.nike.com/nikeos/p/nke6/en_US/leave_a_message
http://www.guardian.co.uk/commentisfree/cifamerica/2011/may/20/surfing-gender
