Parmi les monstres d’Hawaii
Surf Prévention suit de près la saison hawaiienne.
Comme chaque hiver, sur le North Shore d’Oahu, le « seven mile miracle », où sont concentrés quelques-uns des spots les plus connus de la planète, va faire parler de lui.
Comme chaque année, ce sont les photographes qui immortaliseront les actes d’héroïsme et de bravoure des surfeurs sur des vagues dantesques.
Certains photographes shootent depuis le confort moelleux du sable du bord de plage. D’autres s’aventurent à leurs risques et périls dans les vagues, au coeur de l’action pour nous gratifier de clichés époustouflants. Laurent Masurel, photographe officiel de Surf Prévention, est de ceux-là.
Il nous avait déjà confié dans son interview les difficultés d’être un photographe aquatique. Au même titre que les surfeurs, les photographes aquatiques se font parfois très peur.
Pour exprimer toutes les émotions que l’on peut ressentir en se mettant à l’eau sur un spot hawaiien un jour de gros, les mots manquent…
Sauf quand la littérature et la plume d’un écrivain surfeur viennent mettre des mots sur l’indicible.
Le romancier Hugo Verlomme a accepté de nous laisser publier un extrait de l’une de ses oeuvres envoûtantes: « Coups de folie en mer, histoires extraordinaires ». Il nous parle d’une mésaventure vécue par Laurent Masurel justement. Je vous laisse savourer…
« Ayant grandi entre les plages du Cameroun et celles du Pays Basque, Laurent Masurel nageait déjà dans les vagues à un âge où d’autres fréquentaient la cour de récréation. Après des études de gestion, il décide d’allier ses deux talents: le bodysurf (vice-champion de France, meilleur Français à Hawaii (note de Surf Prévention: jusqu’à la performance de Frédéric David au Pipeline Bodysurfing Classic 2008) et la photographie. En quelques années, il est devenu l’un des meilleurs photographes et cameramen aquatiques, travaillant aussi bien pour la presse que la télévision ou l’édition. Il est l’un des seuls à oser s’aventurer dans de très grosses vagues avec une caméra (pour les championnats du monde de surf par exemple) ou avec un appareil photo.
Il est étonnant de voir à quel point les détails d’une journée particulière peuvent parfois nous revenir avec précision. Ce qui semblait anodin et sans importance s’impose alors de façon précise à la mémoire. Ce jour-là, je me souviens du parcours qui m’a mené jusqu’à la fameuse vague d’Hawaii, Pipeline: la voiture, achetée pour moitié avec un ami bodysurfer californien, semblait parcourir la route presque toute seule.
Depuis l’aube, la pression commençait à monter: un « avis de gros surf » avait été émis la veille. Au petit matin nous avons pu voir les vagues énormes et les longues lignes de houles depuis la route, au niveau du spot appelé Rockpiles, non loin de Pipeline. Sans aucun doute nous allions assister à une journée de vagues monstres « out of control ». En garant la voiture, j’essayai d’évacuer la pression qui commençait à m’habiter, cherchant à me déconnecter d’une réalité trop pesante. En regardant ces rouleaux venus de loin, je me disais: « C’est un jour de gros pour toi, Laurent, trop difficile de faire des photos aquatiques…S’il n’y a personne à l’eau, je n’y vais pas…Si les vagues pètent sur le troisième récif (donc très loin), je n’y vais pas non plus… »
Je restai une dizaine de minutes dans la voiture, à l’abri de l’agressif Pacifique, à réfléchir, à inspirer et expirer comme pour emmagasiner de l’oxygène. Je finis par préparer mon caisson étanche avec l’appareil photo puis me dirigeai discrètement vers la plage avec mes palmes. Là, dilemme: après cinq minutes d’observation, je dus constater que Pipeline n’était pas « out of control » mais seulement énorme…Une quinzaine de fameux surfers hawaiiens se trouvaient déjà à l’eau. Tout se bousculait dans ma tête. J’avais peur, mais j’avais envie. Ou bien j’avais envie, mais j’avais peur. C’était déjà la confusion dans mon esprit. Les conditions étaient ultra-limites pour un nageur comme moi: des vagues de quinze pieds « hawaiiens » (entre cinq et sept mètres selon les critères européens), au deuxième récif, avec des séries grossissantes au troisième récif et un croisement de houles de nord-ouest et nord ne laissant aucun répit dans la passe où pulsait un courant déchaîné. Bref, tous mes voyants étaient au rouge. Qu’est-ce donc qui m’obligeait malgré tout à me lancer dans ce magma liquide ? La perspective de rapporter des photos extrêmes ? La passion d’aller au bout de moi-même ? L’envie, mélangée à de l’orgueil et un peu de fierté, d’appartenir à cette élite de riders (« coureurs de vagues ») qui ont osé y aller ? (Et certains y sont restés, plaisantai-je en moi-même.) Je me sentais pourtant lucide, sachant que les conditions que j’observais du bord pouvaient s’avérer bien « pires » une fois dans le « jus » (montée de houle, courants, vagues qui grossissent, etc.). Au bout d’un moment, j’ai pris mon caisson étanche, les palmes, et me suis dirigé vers le bord. En fait je n’ai pas pris de décision, c’est la passion qui a parlé et Pipeline semble avoir choisi pour moi: la folie opérait-elle déjà ?
J’ai connu un instant d’euphorie lorsque, entraîné vers le large par le courant, j’ai réussi à passer la barre d’Ehukai sans me prendre de grosse vague sur la tête, mais je suis bien vite revenu à la réalité: le risque était de rester coincé entre des vagues monstres par le courant qui vous empêche de sortir de là. Heureusement, je me suis retrouvé assez facilement à la hauteur des vagues. Trop facilement, ai-je analysé par la suite; mais pour l’heure j’étais tout à ma joie d’être là, tutoyant ce paradis sensoriel.
Le spectacle était angoissant mais féérique. Dans de telles conditions, on se sent partie de l’océan, mais l’on scrute aussi ses moindres sautes d’humeur pour ne pas se retrouver à sa merci. Avant tout, on est empli par la beauté qui se dégage de sa puissance, on devient son enfant et l’on s’en remet à lui. Cette ambivalence n’est pas facile à gérer. Il faut être avant tout acteur, anticiper les vagues, palmer de toutes ses forces, et pourtant on voudrait n’être qu’un simple spectateur de ce show grandiose. Vivre un coup de folie dans de telles circonstances signifierait alors ne plus être acteur mais seulement spectateur…de son propre naufrage !
Jusque-là, tout restait sous contrôle; j’étais rarement bien placé pour les photos, mais au moins je parvenais à éviter les grosses séries venues du nord; je me trouvais à l’eau depuis une bonne vingtaine de minutes et n’avais presque plus conscience de ma fatigue, bien réelle, mais je dus constater que le courant m’entraînait peu à peu vers la zone d’impact où explosaient d’énormes vagues blanches et informes.
Je décidai alors de rentrer au plus vite, mais il était déjà un peu tard: je ne dominais plus la situation. Maintenant que je voulais m’extirper de l’océan, il faisait tout pour m’en empêcher: le courant se renforçait et l’intervalle entre les vagues diminuait… Je ne faisais même pas du surplace en déployant de gros efforts, et je me souviens d’avoir pensé: « Un vrai euphémisme en plein désarroi », comme si j’essayais de m’extraire de l’emprise de l’océan par l’humour. Mais s’agissait-il d’une litote ou d’un euphémisme ? J’en débattais avec moi-même pour mieux oublier que je me débattais avec les éléments. Je me recréais une oasis de sécurité au sein d’un océan d’insécurité. D’une certaine façon, je délirais pour mieux m’extirper de cette entrave. J’avais peur, mais ne voulais pas que cette peur me paralyse, alors je m’inventais des blagues, des scénarios que j’essayais d’intégrer à cette nouvelle réalité. Cela m’a-t-il évité de paniquer ? A y bien réfléchir, j’avais atteint mes limites physiques et les crampes me faisaient crier de douleur tandis que je continuais à palmer. Je ne pouvais pas avancer plus vite et me rapprochais de séries grotesques (car tellement énormes) du fameux spot d’Off the Wall, avec ses barres terrifiantes, plus larges que hautes. En réalité ce n’était plus un spot mais un chantier impraticable, frappé par de gigantesques explosions où il n’y avait pas âme qui vive.
Après dix minutes de lutte, je n’avais pas bougé d’un iota et me trouvais en zone rouge, là où les surfeurs les plus expérimentés ne vont pas. Chaque minute semblait durer une éternité, au cours de laquelle se bousculaient des idées incohérentes, voire contradictoires, mélangeant la réalité à des digressions pseudo-philosophiques. Peu à peu, des images monstrueuses s’imposaient à moi: chaque vague d’Off the Wall se transformait en un spectre livide et ma descente aux enfers commençait. J’étais seul au monde. Je décidai alors de mettre le paquet et de palmer comme si ma vie en dépendait. »
Laurent Masurel s’en est-il finalement sorti indemne ? Pour connaître la suite, courez en librairie vous procurer ces histoires extraordinaires de « Coups de folie en mer » aux Editions Arthaud.
Ce recueil d’histoires et de témoignages de navigateurs, plongeurs, nageurs et surfeurs raconte comment ces personnes, dans des situations extrêmes, ont vécu des moments extraordinaires : tempêtes, solitude, haine ou amour, peurs paniques ou extases mystiques, hallucinations et fantômes, rencontres avec des créatures marines,…
Hugo Verlomme, l’auteur, a publié plus de vingt livres consacrés à la mer. Il est connu notamment pour ses romans: Mermere, Sables, L’Eau est là. L’Homme des vagues, roman pour la jeunesse, est étudié dans les collèges et son Guide des voyages en cargo et smallships (nouvelle édition en 2006) est devenu un classique dans le monde entier. Son penchant pour les vagues l’a amené à vivre sur les plages de son enfance, dans les Landes.
Pas de commentaire
Soyez le premier à laisser un commentaire